Il y eut un jour où les naissances, non qu'elles se fissent plus rares, vinrent à s'abréger par l'avortement puis la gestation tarder à s'accomplir jusqu'à son terme. Ce fut le premier signe qu'un bouleversement s'annonçait, non seulement pour l'Humanité mais le monde entier, de la pierre inerte à la vie qu'il abritait. Les scientifiques tournèrent alors les yeux vers le ciel. Quelque chose se passait au-delà des étoiles. Il fallut se rendre à l'évidence. L'expansion de l'Univers s'accélérait à un rythme que nul n'avait prédit ni redouté, et l'Humanité courait à sa perte.
La vie reculait devant une menace qui ne montrait pas encore sa véritable nature. Le sang de la mère drainait les signaux d'un danger supérieur, de dimension universelle. Chaque être en devenir sentait la fin du monde dans ses tripes embryonnaires. Vrillant sa peur aux tréfonds de sa conscience en éveil. L'instinct, dès ses premiers instants de développement dans le ventre de la mère-nature, touchait à l'ultime, spectre de la finitude.
Aurore et la vie qu'elle portait seraient-elles épargnées ? J'en faisais le vœu. Malgré l'inéluctable ruine de l'avenir, je redoutais la perte de cet enfant et l'espérance qu'il représentait pour notre famille. Mercenaire de la connaissance, en quête de vérité tout au long de mon existence de célibataire, Aurore fut le plus bel incident de ma vie. Je venais présenter mes écrits en public, dans l'arrière-cour d'une librairie de quartier, et parlais abondamment de ma discipline : la cosmologie conforme cyclique. Elle se trouvait là, dans l'assistance. Je remarquai son regard et sourire pétillants à mon encontre tandis que j'avançais la possibilité d'une ère nouvelle après la nôtre, un nouvel éon pour notre univers. L'Homme, ou ce qui lui survivrait, n'attendrait pas l'apocalypse mais le recommencement destiné à succéder à la fin du monde. Elle fit un bruit incongru qui me stoppa net dans mon discours, une simple interjection je le sus plus tard, et me demanda ce que j'attendais si ce n'était l'apocalypse. Ce que je croyais être une réponse innocente de ma part, « l'aurore », me mit dans un profond puis délicieux embarras quand elle révéla devant tout le monde, avec aplomb et malice son prénom. Je replongeai le nez dans mon livre et cessai de discourir de ma science pour donner la parole à mon texte. Tandis que je citais fidèlement, ligne après ligne, toutes ces envolées que je connaissais par cœur pour les avoir écrites la plupart, paraphrasées certaines, ou recopiées les plus belles, je songeais à ce que je pourrais bien lui dire pour retenir Aurore dans ma vie. Et ce qui n'était qu'un jeu devint au fil des rencontres plus que cela, jusqu'à cet enfant qui attendrait éternellement de venir au monde.
Donner l'alerte n'eût servi à rien, à part provoquer la confusion, certes sans panique, dans l'ignorance des populations de la menace cosmique que représentaient les explosions de rayons gamma. Les dépêches se noyèrent dans la houle quotidienne des guerres et des crises économiques qui ne ménageaient aucune contrée. Les peuples partageaient les mêmes tourments terre-à-terre depuis que la démocratie avait capitulé face à la cupidité de minorités stupides – eût-elle jamais existé ? Et cette stupidité était si contagieuse que tout le monde finissait par s'en contenter, s'en rendre même complice en feignant d'ignorer la fin inévitable de la civilisation. Si l'Homme ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, comment pourrait-il entrevoir la fin du monde, de la Terre, du Soleil, de la galaxie et de l'Univers dans sa globalité ? Cet aveuglement ne lui offrait-il pas son ultime réconfort à l'approche du désastre ? L'apocalypse cosmique nous épargnait l'apocalypse humaine : la guerre mondiale, globale et terminale. Dans un cas comme dans l'autre, cela se terminait là pour nous tous. Le bout de la route. Un cul-de-sac. Libre à chacun de l'appeler comme il le voulait, cela restait une impasse pour l'Humanité. Et le fléau venait y faire sa moisson.
Sous l’œil des télescopes, des milliards d'étoiles massives s'effondraient sur elles-mêmes. Le cataclysme rayonnait à travers le temps et l'espace. Rejetées des profondeurs de l'Univers et de son passé, les radiations frappaient notre monde de plein fouet. De nombreux scientifiques attribuèrent à ces rayonnements la cause de la stérilité à grande échelle. D'autres abordèrent la situation sous un angle plus large : si cette tempête stellaire laissait présager des cataclysmes de grande ampleur, elle ne se révélait pas être la cause initiale de la fin du monde pressentie ; elle découlait de l'accélération de l'expansion de l'Univers, en était la conséquence. Après les étoiles, des galaxies entières s'embrasèrent puis explosèrent. Leurs feux éclairaient le ciel comme en plein jour. Chaque nuit, la lumière dérobait davantage de territoire aux ténèbres, tandis que les esprits se laissaient gagner par la peur de brûler dans l'enfer de notre voie lactée, comme partout ailleurs dans le ciel. Combien de milliards de vies, de civilisations comme la nôtre sombraient-elles dans l'oubli ? Quelques-unes avaient-elles échappé à la catastrophe ? Existait-il une issue ? L’apocalypse touchant ces mondes lointains nous donnait-elle un signal, un répit, une chance de nous en sortir ? Dans leur majorité, les cosmologistes – dont je faisais partie – connaissaient la réponse la plus vraisemblable à cette interrogation. Si l'on exceptait ésotérisme et métaphysique, et observait briller le ciel de tous côtés, l'embrasement cosmique ne pouvait masquer la conviction que l'ampleur du cataclysme n'avait guère de limites : après les étoiles, les galaxies, les explosions atteignirent des échelles vertigineuses, pulvérisant les amas de galaxies. Donner l'alerte n'eût servi à rien. Il suffisait de regarder le ciel. La lumière du jour. La fin de la nuit.
Les premiers signes de notre propre cataclysme nous vinrent du Soleil. Il fallut attendre que les flamboiements solaires apparurent aux instruments, malgré l'aveuglement cosmique, pour observer l'impact de l'accélération de l'expansion de l'Univers dans notre banlieue galactique. Notre soleil et notre planète étaient directement menacés d'anéantissement. Les sursauts de l'étoile projetaient vers notre monde des gerbes de radiations gigantesques. Les orages géomagnétiques devinrent légion, provoquant des aurores polaires aux couleurs flamboyantes et lancinantes de beauté. Les feux du Soleil et de l'abîme aveuglaient les regards intrépides. Aussi loin que les indomptables scrutaient, ils ne débusquaient qu'éblouissement, nébuleuses embrasées, étendues interstellaires bouillonnantes et nuées tourmentées. Les couleurs de l'enfer flottaient dans le ciel des régions polaires. De tous côtés, ces aurores boréales et australes recouvraient des territoires de plus en plus étendus, plus nombreuses chaque jour, jetant le voile du mystère et son lot de prédictions. Pour les plus mystiques, la teinte dominante de la robe polaire présageait du devenir de la région qu'elle ombrait. Sans doute se forçaient-ils à croire que l'Apocalypse n'avait pas déjà annoncé la couleur ?
La Terre serait directement affectée tôt ou tard par ce grand bouleversement interplanétaire, interstellaire, intergalactique... s'il fallait lister les échelles astronomiques de l'Univers selon tous ses adjectifs. Ce qui dépassait l'entendement humain, d'une puissance avec laquelle l'Homme ne saurait en rien rivaliser, même en pensée, atteindrait prochainement notre cocon, sans rien en laisser, pas même le spectacle de l'apocalypse. Pourtant, cette dernière se fit attendre et prolongea les préliminaires.