Thomas H. Cook - Au lieu-dit Noir-Etang... (1996)

Autour du roman policier et associés : énigme, suspense, thriller, roman noir, espionnage, western, polar fantastique

Thomas H. Cook - Au lieu-dit Noir-Etang... (1996)

Messagepar erwelyn » Jeudi 15 Mars 2012, 12h02

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Quatrième de couverture
Août 1926.
Chatham, Nouvelle-Angleterre, à quelques encablures du cap Cod : son église, son port de pêche et son école de garçons, fondée par Arthur Griswald, qui la dirige avec droiture et vertu. L'arrivée de la belle Mlle Channing, venue d'Afrique pour enseigner les arts plastiques à Chatham School, paraît anodine en soi, mais un an plus tard, dans cette petite ville paisible, il y aura eu plusieurs morts. Henry, le fils adolescent de M Griswald, est vite fasciné par celle qui va lui enseigner le dessin et lui faire découvrir qu'il faut " vivre ses passions jusqu'au bout ".
Du coup, l'idéal de vie digne et conventionnelle que prône son père lui semble être un carcan. Henry assiste, complice muet et narrateur peu fiable, à la naissance d'un amour tragique entre Mlle Channing et M Reed, le professeur de lettres qui vit au bord du Noir-Etang avec sa femme et sa fille. Il voit en eux " deux figures romantiques, des versions modernes de Catherine et de Heathcliff ". Mais l'adultère est mal vu à l'époque, et après le drame qui entraine la chute de Chatham School, le lecteur ne peut que se demander, tout comme le procureur : " Que s'est-il réellement passé au Noir-Etang ce jour-là ? "

:arrow: Bien que publié dans la collection Seuil Policier et construit de façon à laisser planer un mystère, ce roman tient plus de la chronique sociale et familiale. D'une certaine manière la quatrième de couverture raconte l'essentiel du roman. Mais Thomas H. Cook excelle dans la manière qu'il a d'aborder ces années 20 dans une bourgade américaine où il n'est pas bon d'être jolie et célibataire. L'écrivain dresse avec une finesse extraordinaire la psychologie de chacun de ses personnages. Mais plus que ça encore, il construit son histoire de façon à la rendre humainement extrêmement touchante, bouleversante. Il joue avec la narration, utilisant les flashbacks, les souvenirs, créant une impression de nostalgie. Car c'est aussi une chronique de vie, celle d'Henry avant même d'être celle de Melle Channing ou celle de M. Reed. C'est l'histoire d'un homme âgé qui revient sur l'adolescent qu'il était et qui, à l'arrivée d'un jeune professeur, va trouver ce à quoi il veut se raccrocher pour échapper aux conventions imposées par son père. C'est le récit d'un "couple maudit", adulé, fantasmé, observé par l’œil romantique d'un enfant en mal de "liberté". Roman quasi initiatique sur le passage de l'adolescence à l'âge adulte, il est aussi une description très subtile de la passion dévorante et de la tragédie inhérente à cette inconcevable situation dans ces années, réduite à une formulation des plus glaciales : l'adultère. Ce mot tranchant qui ôte d'un coup toute la beauté de l'amour, l'emplissant de souffrance et de frustration.
Il existe de nombreuses figures emblématiques de ces relations passionnées, de ces amants maudits, adultérins ou non, en littérature : Roméo et Juliette (Shakespeare), Catherine et Heathcliff (Les Hauts-de-Hurlevent, Brontë), Rodolphe et Emma Bovary (Madame Bovary, Flaubert). Quelques fois la femme est fatale, meurtrière. A d'autres occasions, c'est l'homme qui est menaçant, rongé, suicidaire... et toutes ces histoires sont portées par des caractères forts. Thomas H. Cook réussi là aussi un tour de force littéraire incroyable. Car il se garde bien de se focaliser sur Channing et Reed. En fait, en y regardant de plus près, jamais il ne nous laisse seul en leur compagnie. Au sein même du roman, quoi qu'il se passe c'est la description de témoins. En premier lieu Henry mais aussi son père ou Sarah. Le récit se crée au fur et à mesure des témoignages, des ressentis, des idées reçues, des rumeurs. Ainsi, Melle Channing n'est jamais décrite comme une femme diabolique autrement que par le qu'en-dira-t-on. C'est une jolie femme, cultivée, libre, mais qui n'a en société aucune attitude déplacée. Elle n'est ni aguicheuse, ni vulgaire. Reed, lui, est un ancien de 14/18, au charme incertain et affublé d'une grande cicatrice qui le desserre plus qu'autre chose. Ainsi ces deux figures sont décrites comme de simples quidams subissant plus que maîtrisant ce qu'il leur arrive.
Les personnages secondaires, le père d'Henry, sa mère, Sarah, la petite bonne, la femme de Reed sont aussi finement étudiés. Mais c'est sans conteste le père qui est le plus riche, le plus profond. Il nous est donné de l'observer par les yeux d'Henry avec une vision déformée par le rapport conflictuel qui s'insinue entre eux. Quoi qu'en fait ce soit juste du fait d'Henry, et encore, intérieurement. Mais, avec le recul du lecteur, nous découvrons un homme honnête, droit, enclin à la compassion, là où d'autres utilisent la violence du jugement pour cacher leurs propres frustrations.
Il ne serait pas surprenant que ce roman devienne "un classique" de la littérature romanesque et tragique car par sa forme il renouvelle le genre. Thomas H. Cook, tout en dénonçant les mesquineries et les frustrations humaines placées dans une époque où elles étaient encore plus virulentes, tout en abordant le thème universel, voire intemporel, de la passion, nous parle aussi de la "vie", celle qu'on se construit en fonction de nos propres choix ou de ceux qu'on nous impose. Il nous parle du poids du passé, de la rédemption possible ou non, des souvenirs, des êtres que l'on croise au détour d'une tranche de vie et qui déterminent le reste de notre existence.
Ne passez pas à côté de cet auteur et plus particulièrement de ce titre. C'est une merveilleuse lecture.
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Messagepar Jacques » Jeudi 15 Mars 2012, 16h28

Très belle chronique, merci Erwelyn ! Tu donnes envie de lire ce roman, qui semble enthousiasmer tous les lecteurs.

De mon côté, la lecture est pour bientôt. Christine, une de nos chroniqueuses a fait elle aussi une critique plus que positive :
http://tinyurl.com/7ob8ga6
J'ai pris un cours de lecture rapide et j'ai pu lire "Guerre et Paix" en vingt minutes : ça parle de la Russie. (Woody Allen)
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Messagepar erwelyn » Vendredi 16 Mars 2012, 12h13

Je suis allée la lire. Visiblement, ce roman fait l'unanimité. :D
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